Si l’expression « Business Model » est plus ancienne, elle s’est révélée avec l’apparition des start-ups Internet, des entreprises créées pour exploiter ce média qui devenait accessible au plus grand nombre. Elle est même devenue ce qu’on peut qualifier de « Buzzword ».
On ne sait pas qui a utilisé l’expression pour la première fois dans ce contexte, mais force est de constater qu’elle s’est répandue. Il faut dire qu’elle est pleine de bon sens.
Lorsqu’Internet est devenu disponible, il n’était guère aisé de se représenter les affaires possibles. La technologie était nouvelle pour la grande majorité des utilisateurs potentiels, certains vocabulaires étaient inédits, les acteurs eux aussi étaient nouveaux. Il s’agissait notamment de jeunes entrepreneurs férus d’informatique rompant avec l’image du capitaine d’industrie que certains sont, dans une certaine mesure, pourtant devenus. Le business n’était pas immédiatement compréhensible…
Par exemple, les investisseurs percevaient le potentiel Internet, mais peinaient à comprendre comment y faire des affaires. Les situations leur paraissaient complexes. Pour lever des fonds, les porteurs de projet devaient procéder à un effort supplémentaire pour rendre intelligible ce qui ne l’était pas, tout en indiquant comment ils voyaient l’évolution de l’affaire envisagée. Bref, il fallait donner du sens, c’est-à-dire de l’intelligibilité, et il fallait donner le sens, c’est-à-dire la direction à prendre pour réussir (comme le dit le philosophe grec Sénèque à son disciple Lucilius : il n’y a pas de vent favorable pour qui ne sait où il veut aller).
Il s’avère que pour faire comprendre des objets de connaissance (ici le business, mais le propos est généralisable à tout objet), celui qui diffuse le savoir est conduit à mobiliser des modèles. Un modèle est utilisé pour rendre un objet intelligible, notamment lorsqu’il est complexe (les spécialistes de la systémique connaissent bien cela). Imaginons que dans un cours d’astrophysique, l’enseignant évoque la trajectoire d’une planète autour d’une étoile d’un autre système solaire. Il lui est impossible d’inciter l’étudiant à faire sa propre expérience, c’est-à-dire à vivre la situation empirique. Il faudrait construire une fusée, y prendre place pour vivre l’expérience d’une révolution autour de ce soleil. L’enseignant doit trouver une façon de faire comprendre cette trajectoire, comme s’il s’agissait de la « faire voir », de générer une représentation mentale de l’objet dans l’esprit de l’apprenant.
En premier lieu, celui qui enseigne (un enseignant, un conseiller, un maître, etc.) doit utiliser un langage compris par son auditoire. Dans certaines situations, si cet auditoire comprend le langage des mathématiques, il pourra utiliser ces dernières pour produire (ou utiliser) ce qu’on appelle un « modèle » qui, sous la forme d’une formule, décrit ou explique cette trajectoire.
Mais les mathématiques ne sont pas les seules à permettre une modélisation, c’est-à-dire à proposer une abstraction (ou une théorie, ou parfois un artefact) d’un objet de connaissance pour le faire comprendre, pour le mettre au jour, pour le faire voir (c’est-à-dire générer la représentation mentale dans l’esprit de celui qui apprend).
D’autres langages peuvent être utilisés. Pour illustrer ce point, prenons la théorie proposée par Abraham Maslow. Les types de besoin de l’être humain y sont hiérarchisés (les besoins tout d’abord physiologiques, puis de sécurité, puis d’appartenance, etc.). Il n’est pas rare que cette théorie soit représentée graphiquement par une pyramide (on dit d’ailleurs « la pyramide de Maslow ») pour expliquer les motivations des individus. On est bien dans une modélisation, cette fois graphique. Ceci dit, Maslow n’a pas dessiné cette pyramide, et pour comprendre son modèle (ou sa théorie), c’est son œuvre écrite qu’il faut lire. Autrement dit, un modèle peut aussi être communiqué sous forme écrite ou orale.
Ainsi, un modèle peut prendre une forme mathématique, une forme graphique, une forme narrative, etc. De nombreux exemples pourraient être pris dans tout ce qu’on nous enseigne depuis notre enfance, mais aussi dans la vie professionnelle (les représentations des langages informatiques pour comprendre les fonctions d’un programme, les représentations dessinées des circuits imprimées utilisées par les électroniciens, les cartes cognitives et les cartes mentales pour modéliser les structures cognitives ou la créativité des individus, etc.)
Une modélisation correspond donc à une représentation théorique, pouvant être communiquée de différentes façons (oralement et visuellement), permettant à celui qui la reçoit de comprendre l’objet de connaissance présenté. Le mot « théorique » n’est pas ici réservé aux universitaires. Il concerne tout acteur susceptible de faire apprendre sans pouvoir faire vivre l’expérience à l’apprenant, par faute de temps, de moyens, etc.
Un créateur d’entreprise construit, en quelque sorte, une théorie de ses affaires, chemin faisant. Il ne va pas emmener son partenaire financier, par exemple, à revivre tout ce qu’il a fait pour que celui-ci comprenne ses affaires. Il lui communiquera une modélisation de ce Business. Il doit modéliser ses affaires. Modèle d’affaires en français, Business Model en anglais, l’expression relève du bon sens. Sans compréhension, peu de chance que le partenaire soit convaincu.
En nous replaçant à l’événement d’Internet, l’investisseur a demandé un effort supplémentaire pour que le créateur rende intelligible son projet d’affaires. L’investisseur voulait comprendre le business et le créateur a du faire l’effort de le modéliser. Ce qui veut aussi dire qu’il ne faut pas noyer l’auditeur sous les détails. Au fur et à mesure de sa maturation, le projet intègre de nombreux éléments à organiser et devient complexe. Le modèle va alors à l’essentiel. D’autant plus qu’il faut souvent convaincre en peu de temps. Il n’est pas rare qu’une dizaine de minutes, guère plus et parfois moins, soit offerte au créateur pour qu’il présente son projet, le reste du temps étant dédié aux échanges et à la discussion.
S’il existe un langage universel qui nous permet depuis des millénaires de communiquer et d’avoir développé des capacités cognitives exceptionnelles, c’est le langage parlé et écrit. Il est alors naturel d’inciter un porteur de projet à écrire le Business Model (ce n’est certes pas la seule façon de faire voir un Business Model, l’internaute pourra à ce titre consulter les exemples de la rubrique GRP Stories du GRP-Lab). C’est même à conseiller pour au moins deux raisons.
La première renvoie au caractère « émancipatoire » de l’écriture et de la lecture. Ce terme, certes un peu savant, veut dire qu’écrire aide à penser l’objet sur lequel on écrit, idem lors de la lecture de ce qui a été écrit. Qui ne s’en est pas rendu compte en rédigeant ou en relisant un rapport ou un dossier à transmettre à un partenaire, à un supérieur, à un enseignant ? Les corrections apportées précisent l’objet, car l’écrivain fait un effort pour être compris ; il le fait d’ailleurs tout d’abord pour lui.
La deuxième raison concerne l’exigence de certains partenaires. Par exemple, un financeur exige presque toujours un document écrit. Les adeptes du plan d’affaires considèreront peut-être, alors, que la forme écrite d’un Business Model n’est rien d’autre que le Business Plan. Ce serait ignorer la nature du Business Model (outre l’abstraction et la concision de celui-ci). A ce titre, le lecteur consultera la page de présentation du modèle GRP, ou un prochain billet de ce blog.
Thierry Verstraete, Estèle Jouison, le 3 mars 2014